Veuillez recevoir, c’est une nouvelle émission commençant en octobre 2024, diffusée chaque second vendredi du mois puis écoutable en ligne sur Radio FM Plus – 91 FM. (https://www.radiofmplus.org/?s=veuillez+recevoir)
LETTRE 1
Salut Navarro,
je te tutoie parce qu’on se rencontrera jamais, alors autant devenir intimes tout de suite. En tombant sur ta proposition d’émission et ton appel à lettre (que je ressens quelque part en moi comme un appel à l’aide), je me suis demandé : que puis-je écrire à ce grouillot (toi, mon bon) qui me semble le plus pertinent, le plus évident, le plus important, par les temps qu’on connait…Il faudrait peut-être parler de la guerre (parler contre elle car parler pour, c’est inconcevable), parler de la faim dans le monde (qui me semble plus importante que la fin du monde), ou de la maladie (si on pourra s’en sortir un jour), ou de la pollution et des inondations qui m’amèneraient ensuite à parler du réchauffement climatique (dont je suis malheureusement pas certain de savoir parler bien), mais tout ça fait déjà beaucoup de thèmes à brasser, or j’en ai que deux, des bras, qui seront jamais assez grands pour tout porter, malgré mon sincère désir de brasser tout l’univers, et que je veux plus modestement tendre vers toi, Navarro, pour t’embrasser et te parler de quelque chose qui me semble vraiment très important, quelque chose dont on a, je crois, trop peu idée, qu’on oublie vite ou qu’on néglige, te parler de quelque chose (depuis ma plus haute tour de mon château solitaire) auquel on pense rarement sérieusement, jamais assez tôt ou alors beaucoup trop tard (tu vas me prendre pour un neurasthénique) : le bonheur ? Peut-être la joie. Parce que je veux croire que si nous savions regarder le bonheur en face et tendre vers lui nos espoirs, nous saurions éviter la guerre, la violence, la chienne de vie, tout ce qui entrave le bonheur. Quelque chose changerait…Je veux y croire profondément. Qu’est-ce que t’en penses ? Et s’il y a pour moi une entrave évidente au bonheur, hihihi, c’est bien l’être humain ! Je suis humaniste (je me targue de l’être) et je suis pas croyant (toi, je sais que tu l’es et je salue ta sagesse bien que je comprenne pas ta croyance dans l’existence d’un dieu, sauf si tu es comme moi et que ta croyance est dans le mythe ? (Et aurais-tu d’ailleurs la foi dans le bonheur ?)), bref, je suis humaniste et pas croyant, mais j’ai des rituels. Des rituels pour braver mes briseurs de bonheur. Alors, c’est simple, j’écris sur un bout de papier le nom de ces briseurs de mon bonheur (des emmerdeurs, en somme) et je décris avec précision les raisons de mon agacement : tu me fais CHIER pour ça, pour ça, pour ça, tu me POURRIS LA VIE pour ça, pour ça, pour ça et pour ça aussi, (et c’est un véritable bonheur en soi que de pouvoir exprimer ce qui me contrarie le coeur), puis je déchire le bout de papier en plusieurs morceaux que je brûle dans mon lavabo. La flamme varie selon ma colère à exorciser. L’autre fois, j’ai mis le feu à mon rideau de douche, mais faut dire que les manigances crasses de notre gouvernement (qui, je crois, se pose rarement la question du bonheur), assaisonnées par la guerre infernale au si proche-Orient et la guerre encore plus proche en Ukraine, tout cela arrosé par la misère du monde dont se repaissent les politiques dictatoriales et flambé à travers le monde par des ouragans telluriques et pluies torrentielles, y avait quand même de quoi s’enflammer d’indigestion…! Je procède à ces rituels quotidiennement. Mais je veux illusionner personne : mon engagement est à l’égal de mon rideau de douche, il s’abîme avec le temps, il tient à une tringle qui tient pas et il est aussi insignifiant que la poubelle qui le mangera. Et ça aussi, mon engagement-ramollo, véhément comme de la poudre d’escampette, c’est un rempart à mon bonheur. J’ai des élans de courage et de révolte qui se cognent au rempart de ma boîte crânienne. C’est nul. Je crois avoir des convictions, mais elles sont amorphes, et je me renferme dans ma tour. Ça m’enivre de chagrin, mais je pleure seulement quand le vent me rentre dans les yeux. Il faut alors que je trouve des solutions, des solutions lâches, des solutions de fuite, mais qui tentent quand même de rester lucides, des solutions comme t’écrire cette lettre, où je n’ai pas de certitudes sauf celle de la quête du bonheur ?
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Dans ton appel à lettre, tu dis que tu veux de la non-fiction, des faits précis (quelle exigence), alors seras-tu content et satisfait si je te parle des petits faits non-fictionnels et précis qui me rappellent que je suis vivant, plutôt que des nouvelles du monde qui me tuent quotidiennement (et dont médias et commentateurices parleront bien mieux que moi en long, en large, en tort et à travers) ? Si je te parle des instants de brin d’herbe et d’heure bleue. Si je te parle d’un visage, seulement du visage, celui que tu voudrais, ou de ton sourire préféré. Si je te parle de la petite larme de pluie qui brillait aux lueurs de l’aurore ce matin, sur la courbe lisse du pétale mauve d’une rose téméraire, (la pluie n’est pas toujours cruelle). Si je te parle de l’homme que j’aime et qui s’afflige du sort de ses amis au Liban, (dont on ne sait s’il vaut mieux prendre des nouvelles que de ne plus en recevoir du tout) et je m’occupe de lui comme je peux mais ma tendresse ne panse ni compense la fêlure de sa dépression. Si je te parle de la femme qui faisait hier la manche sur un passage clouté, entre deux averses et entre deux feux rouges, elle jonglait en hurlant et en lançant ses quilles à plus de cinq mètres de haut au milieu de la chaussée, si bien que les bagnoles fascinées en oubliaient de rouler au vert, mais aussi de lui filer une pièce quand elle venait toquer à leur vitre. Si je te parle de l’homme dans le train tout à l’heure qui parlait très fort au téléphone DE SON COUSIN LE CHARCUTIER QUI FAIT DE LA BONNE ANDOUILLE AVEC SA FEMME et que nous voulions tous faire taire (parce qu’il bouffait notre silence) malgré le rire qu’il nous communiquait tout à travers le wagon (et j’ose croire que t’entendras plus de la même façon le mot « andouille » maintenant). Si je te parle de mon amie Marinka du Bélarus qui me dit de pas lui rendre visite à Minsk parce qu’on pourrait me prendre pour un espion étranger (et les services secrets ont en effet bien à craindre de moi qui suis le roi de l’embrouille et de la mistoufle que je fondrais en bouse de trouille si l’on m’arrêtait dans la rue et demanderait mes papiers, ahah, moi, un espion!) et c’est bien triste car je ne reverrai peut-être plus jamais Marinka de ma vie. Si je te parle de mon travail auprès de personnes très âgées que je soigne et accompagne et lave et dorlote et endure avec patience, ce travail qui ressemble à ce que je fais avec ma grand-mère quand je vais la voir chez elle à la fin de la semaine, et qui ressemble à ce que je devrai peut-être faire avec mes propres parents s’ils vieillissent si mal (et je le redoute), et qui me fait comprendre que je devrai trouver une solution pour moi-même avant qu’il ne soit trop tard (parce que je pense tous les jours qu’après tout le temps passé à m’occuper des autres, ceux-ci seront morts et personne ne sera plus là pour s’occuper de moi). Ou si je te parle du dernier film que j’ai vu au cinéma malgré le prix du billet qui coûte la peau du cul (qu’on sait plus comment s’asseoir dans la salle après) et que je me demande comment on peut demander aux gens de payer autant pour regarder un film (qui a pas intérêt à être un navet! parce qu’on a le droit d’en vouloir pour son argent à ce prix-là, quand on crève la dalle et que le porte-monnaie est vide, et d’ailleurs je peux plus aller au cinéma maintenant…). Si je te parle de ma soeur qui s’affirme comme mon frère et qui s’est fait pété le nez en plein dimanche après-midi par un CONNARD alors qu’il sifflotait tranquillement une glace avec sa copine au soleil, un CONNARD qui supporte pas que les gens vivent comme iels le sont et que je voudrais insulter de tous les noms les plus affreux comme le monde. Et si je te parle, plus simplement, de mon amie Françoise que j’adorais et qui est morte, morte, morte d’un sale cancer du poumon le 27 mai dernier, et que je me demande pourquoi c’est cette femme extraordinaire qui meurt, et pas l’une des ordures fascistes, toutes les ordures fascistes, qu’on voit sans relâche dans les actualités, pourquoi c’est cette femme dotée d’une empathie désarmante qui meurt, et pas les ogres qui nous dévorent ? Si je te parle du bonheur, Navarro, le bonheur, le bonheur, le bonheur, en espérant qu’il demeure toujours, le bonheur qu’on cherche jamais assez et qui pourrait, j’en ai souvent peur trop souvent, peut-être, ne plus exister un jour ?
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J’ai bien peu d’ennuis dans ma vie, je suis pas à plaindre comme tant d’autres au monde qui en bavent à mort et dont je reste à l’écart des horreurs qu’ils subissent (les savoir dans une telle misère me rend dingue et je dors plus et je me sens stérile). Je me retranche dans un enfer plus tranquille, où la solitude règne seule. La solitude, Navarro, quand tu te sens aimé par personne malgré les gens qui t’aiment, quand un étrange vide t’aspire de l’intérieur à t’en donner le vertige, (tu penches, tu penches, tu penches en te disant : « Attention, tu penches ! », sans te redresser, mais redresse-toi enfin, ANDOUILLE !), quand tu penses qu’à ceux qui sont morts et à ton tour qui n’arrivera pas si tôt que ça. La solitude, Navarro, elle est pas grand chose mais elle me rend si triste au jour le jour. Je ne sais à qui parler d’elle et je ne veux plus en entendre parler par quiconque. Elle m’enlise en ne me laissant que la tête à l’air libre pour que je croie encore qu’un espoir est possible, la fourbe. Il me reste alors plus que mes dents (où plutôt mes oreilles) pour ma raccrocher à ce qui me sauve : une chanteuse, que tu reconnaitras sûrement (à toi de deviner son nom!), qui a choisi de chanter le bonheur envers et contre tout. J’adore sa voix, elle couvre presque huit octaves, mon coeur bat, mon corps vibre quand je l’entends. J’ai l’impression qu’elle murmure dans mes oreilles quand elle chante bas, et qu’elle m’ouvre au monde entier et me rend invincible quand elle chante haut. Sa voix me donne une joie inébranlable. Et pour que sa voix soit aussi puissante, pour qu’elle nous transmette autant de vitalité, je suis sûr que cette chanteuse a choisi le bonheur, (j’ai pas d’autre explication). Elle a pourtant pas eu la vie facile. Elle est née dans la rue, on a pas cru à sa voix (on l’a même insultée de casserole), on lui a volé des chansons, elle a failli mourir dans un accident de voiture, elle a perdu ses amants (dont deux par suicide), on l’a harcelée dans sa vie privée jusqu’à la faire pleurer à la télévision, et elle a même perdu son enfant (on lésine pas sur le malheur (pardon, je suis irrévérencieux mais quand je pense à tout ce que cette femme s’est farci de chagrin, ça m’écoeure pour elle). J’ai compris sa force de résistance la seule fois où je l’ai écoutée en concert : tout le monde était debout, elle chantait ses tubes qu’on connaissait tous par coeur, et elle blaguait en nous invitant à monter sur scène chanter à sa place, « Vous ferez mieux que moi ! », et puis on se gargarisait de la sentir pousser sa voix si aigüe ou si grave, qu’on en tremblait du fin fond de nos corps comme personne d’autre au monde aurait su le faire ! On l’adorait, (elle me manque tellement aujourd’hui). Quand un pépin technique, que je ne saurais expliquer, provoque soudain une étincelle qui fout le feu à la robe de la chanteuse ! On voit notre idole crépiter en flammes multicolores (la robe devait être dans une matière spéciale…), et son chant pousse un cri affreux. Elle se roule brusquement par terre en arrachant ses lambeaux de feu et se relève tout de suite fièrement en rassurant public et régie : « J’allais quand même pas me laisser défaire par si peu ! » et elle reprend sa variété en enfilant le peignoir qu’on lui tend… Ça m’a sidéré, voilà quelqu’un qui n’avait pas de place pour le malheur et qui n’avait que le bonheur à vivre et à offrir.
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Pour te provoquer, j’ai envie de te défier : choisis ma lettre, Navarro, choisis ma lettre si t’oses choisir le bonheur, choisis ma lettre si t’oses risquer un peu de drôlerie, un peu de connerie. Et dis-nous le nombre de lettres tu as reçues pour qu’on sache parmi combien de lettres tu auras choisi la mienne. (Oui, je suis gonflé et je trouve mon outrecuidance assez caustique, même si elle est de mauvais goût voir poncive.) Maintenant, faut que je boucle ma lettre et remballe mon crayon. T’as donné une limite de temps et je tiens à respecter ta demande, petit poulet, faut que je joue le jeu et je me marrerai bien si tu choisis ma lettre, parce que ça veut dire que tout le monde entendra ce que je vais maintenant t’écrire, tout le monde va entendre, hihi, cette formule galvaudée qu’on dit jamais assez (comme le bonheur), qu’on oublie vite aussi (comme le bonheur), ou qu’on ose pas risquer (comme le bonheur aussi), parce que c’est tellement plus facile de péter plus haut que son cul ou de se foutre sur la gueule que de dire des choses simples, communes et tendres, alors je te le dis, Navarro, comme j’ai jamais su le dire à mes proches, comme j’ai jamais su le dire à ceux qui auraient pu briser ma solitude insupportable, comme j’ai jamais su le dire jusqu’à présent pour sortir enfin de mon trou à rat crevé de renfermement, comme je voudrais hardiment et ardemment le dire AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD, avant que le bonheur sombre on ne sait où pour l’éternité, car on ignore de quoi la nuit prochaine est faite et qu’il faut vivre sa vie maintenant sans plus croire que la vie commence demain alors qu’elle peut finir, sans prévenir, la guigne!, au détour d’une inondation, d’un incendie, d’une eau plus jamais potable, au détour d’une mauvaise élection ou d’une bombe impunie, comme on devrait le dire encore pour que le bonheur existe ailleurs que dans les rêves, au risque de se tromper mais de ne pas manquer de vivre : je t’aime, Navarro, et je te veux du bien. Veuille recevoir mes voeux de grand bonheur.
Ton ami Barbentane
Post-Scriptum – Il y a une rue à Clermont-Ferrand qui porte le nom des Grands Jours. Je la traverse souvent en priant la cathédrale qui la borde que ces grands jours ne soient pas derrière nous, et que, s’ils sont devant, arrivent vite. Je ne supporterai pas de courir après ce bonheur comme après un train que l’on attrape jamais, quelle horreur !!!
Post-Post-Scriptum – J’espère que j’ai fourni assez de bazar dans cette lettre pour que les autres y trouvent quelque chose à répondre. Allez, porte-toi bien, boute-en-train.
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