Lundi 1 avril 2024 l’émission Traces de Lumière de 11h à 12h (RADIO FM PLUS 91fm Montpellier) est consacrée à la poétesse russe Marina TSVETAÏEVA Je viens vers toi, dans la nuit noire – vous pouvez écouter aussi l’émission par internet et plus tard en podcast www.radiofmplus.org.
Marina petite souris grise du malheur où cours-tu si vite dans la nuit et le jour gris ? Tu as laissé tes ustensiles de femme de ménage dans cette sorte de prison pour femmes en ce triste pays Tatare, et tu cours, et tu sais où tu
cours. Et tu sais pourquoi tu cours. Tu trébuches, tu pleures. Tu pleurais facilement, dans la peine, et dans le plaisir. Tes larmes te font parfois perdre le court chemin, pour rejoindre l’endroit où tu vas te pendre. Trop, c’est trop, tu n’en peux plus. « Salopard de Staline, salauds de rouges » aurais-tu pu maugréer : ils t’auront menti, ils t’auront tout pris. Mais ils n’auront pas tout. Dans un coin, tu as creusé un trou, non pas ta tombe, l’air sera juste assez vaste pour cela, mais la cachette de tes amours et de tes espérances. Pourvu que quelqu’un trouve ton butin d’écureuil de la mort, ta provision d’éternité pour tous les hivers encore à venir sur terre. Là, mélangé à cette terre noire un petit sac, et dans ce sac des lettres d’amours brûlantes qui feront fondre la glace qui arrive, pauvre, tu es Marina, mais toi tu as été riche de la peau des autres et de mots à toi. Pauvre Marina, ils t’ont vite dépendue pour cacher à jamais ton corps dans la fosse commune du temps. On ne saura jamais où il repose, les doigts tendus vers un deuxième morceau de pain à partager avec l’humanité. Ils ont interdit tes poèmes, ils ont maudit ton présent, ils ont maudit ta mémoire. Ils sont bien plus morts que toi. Toutes ces vies gâchées ! Cette solitude sans pain ni amitié. Ce jour-là, le 31 août 1941, il ne te restait que quelques sous pour acheter seulement un pain. Trop, trop pour toi cette honte, toi la fière et l’indomptée. Et à quarante-neuf ans tu as laissé ton corps flotter au bout d’une corde. Cette corde que tu avais volée, que tu avais serrée contre toi dans ce drôle d’été tatare, que tu avais fait, presque religieusement au travers de tes larmes, passer dans la branche d’arbre pour tenter de l’accrocher. Faire un nœud, surtout faire un large nœud où passer cette pauvre, pauvre tête. Non pas un nœud, mais une fenêtre. Des oiseaux chantent, ils s’arrêtent soudain, les bouleaux bougent sous le vent, ils tremblent pour toi en fait. Tu es si petite, l’arbre est si grand, si haut. Encore et encore, il faut qu’elle s’accroche cette corde pour toi qui n’as pas accroché ta vie. Enfin, elle tient. Tu es presque contente, comme si tu venais de gagner ton dernier tour de manège. Pas le temps de battre des mains, sinon tu accepterais de te traîner encore dans cette vie où l’on rampe, où l’on est mendiante. Tu prends ton souffle pour le dernier souffle, tu ne pleures plus, une joie sauvage monte en toi. Il fera beau aujourd’hui. Et puis ce saut dans le vide, sans appui mais tu n’en avais plus. Vertige du papillon, soubresaut de l’hirondelle aux ailes brisées, tu te balances enfin dans l’air léger, enfin ton petit corps fait sa balançoire, tu redeviens l’enfant, la petite fille des jardins publics, tu te balances, Marina, tu te balances Marina. Même pas mal, même pas mal. Si les amis pouvaient me voir, si les amis pouvaient me pousser un peu. Aucun oiseau n’ose se poser sur toi. Il fera vraiment beau aujourd’hui, vraiment. C’est dimanche, les cloches vont sonner, tu as à peine quarante-huit ans.
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