Au Théâtre Jean-Claude Carrière / Domaine d'O
Un one-woman show explosif
Invité à conclure la saison du Domaine d'O, dans le versant cirque de sa programmation, « Diktat » de Sandrine Juglair conjugue, avec succès, regard critique sur la nécessité de tout artiste « d'exister dans le regard de l'autre », et vision cathartique de l'expression de soi
Drôle, physiquement prodigieux et ouvertement sentimental. « Diktat », deuxième opus personnel de Sandrine Juglair après « J'aurais voulu » en 2011 et plusieurs collaborations sur des projets tant circassiens que chorégraphiques (Festival Les subsistances de Lyon, François Raffinot, Cirque Plume…), est un one-woman show au sens strict du terme. Qu'elle y fasse usage du tissu ondoyant et tragi-comique dont ses consoeurs humoristes font la matière de leur spectacle, n'empêche aucunement qu'elle en transpose les ficelles en un dispositif où se nouent les influences du cirque, du théâtre, de l'opéra et sans doute aussi du cinéma – tout espace où la représentation féminine est soumise à des diktats dont il s'avère une nécessité de briser les carcans.
Un personnage fantasque de pantin malhabile
Initiée avec drôlerie en un quiproquo où, vêtue du costume d'une modeste et maladroite présentatrice de spectacle, l'artiste institue dès le départ une malicieuse complicité avec le public, avant de se métamorphoser, déshabillage aidant, en un personnage fantasque de pantin malhabile, effarouchée, affolée et clownesque. Tout droit sorti d'une boîte à joujoux, le personnage est appelé à faire exploser les stéréotypes féminins qui y sont attachés,en singeant les grimaces d'une Bécassine en déshérence. Du reste la blanche robe dont l'artiste est affublée présente l'aspect de telle chemise de nuit, censée suggérer la sortie d'un rêve, ou d'un cauchemar, dont il faut se défaire. Hormis ce, ce dédoublement initial campe avec fermeté le désir bienvenu d'opérer la juste distance avec le personnage qui ouvre largement les perspectives du jeu.
Car, il y a de quoi dire et faire voir. Bien que la présence au plateau d'un mat chinois central se révèle le symbole revendiqué de sa formation au CNAC (Centre national des arts du cirque à Châlons-en-Champagne), Sandrine Juglair n'en fait pas mystère : Ce mat central n'est pas seulement l'élément à partir duquel elle met au jour les capacités prodigieuses dont elle est physiquement capable, il est surtout le moyen dont elle dispose pour endosser par étapes les masques burlesques d'une histoire populaire de la féminité tous azimuts.
Une danse ridicule et mélancolique
Tour à tour effeuilleuse de charme, vamp à la Marylin, sur un air de variétés très bluesy, femme bibendum, son contraire grotesque, puis lutteur de foire – simple serviette jetée sur les épaules et culotte noire – assumant une part masculine, elle va jusqu'à adopter des postures que ne renierait point un Tazan transgenre, et campe avec superbe une folie émaillée de brio, juchée sur haut talons rouge vif qui lui tordent la cheville tout autant qu'ils exhibent une sensuelle féminité.
C'est une première strate de révélation, menée sans se presser, pour brouiller et se moquer du dikat des images les plus répandues. La deuxième engagée avec le port d'une petite robe noire instruit une plongée plus intime dans l'univers angoissée d'une artiste en mal de reconnaissance. Tout ceci est du jeu, ne l'oublions pas. Mais la danse ridicule menée cul par dessus tête sur l'air mélancolique du film « Bagdad Café », dont elle ponctue au micro les accès lyriques, débouche sur une interrogation sur le regard de l'autre. Elle est ouvertement menée, salle à ce moment éclairée, par des paroles adressées au public pour activer sa participation (« On va faire une pause. C'est important que vous compreniez où je vous amène »), dessiller les regards (« je cours, je joue… c'est du travail ! – preuves données à l'appui en équilibre instable sur le mat central), afficher la crainte de ne pas être vue à sa juste mesure (« vous êtes là ? »).
Solitude face à la jeunesse et la mort
La ficelle est peut-être un peu grosse, mais elle a le mérite d'instituer une bascule vers l'étrangeté. Arrêtant le spectacle sous des applaudissements enregistrés auxquels se joint la salle avec enthousiasme, elle en poursuit la progression au delà. C'est ici le lieu d'une représentation hallucinée du féminin. Arborant le voile d'une mariée fabriquée de plastique, elle devient une idole extatique, sorte d'émanation improbable issue de quelque songe surgie des années 30, avec force lumière et fumigènes lui prêtant les traits d'une divinité ensorcelée. La sonate « au clair de lune » de Beethoven en ponctue alors les déchirements intimes sous les lumières d'un music hall décadent – prétexte à la représentation d'une crainte de déchéance, dans laquelle on perçoit cette solitude face à la jeunesse et la mort, dont Cassevetes et Gena Rowlands ont magnifiquement interprétés les stances dans « Opening night ».
Revenue au premier plan après ce tableau sortilège, Sandrine Juglair reprend son costume de présentatrice pour inviter le public à des discussions en direct, coupant alors court aux applaudissements qui, un instant suspendus, clôturent tout de même ce qui s'avère une saga personnelle et émouvante. Suffisamment hors norme en tout cas pour qu'on en pressente une suite possible, tout aussi sentimentale et tenue à distance, façon de ne point s'en coller les masques à la peau.
Lise Ott
– « Diktat » en tournée : le 5 avril à Nîmes, au Périscope. Le 25 avril, à Saint-Herblin (44). Le 21 mai à Jarny (54), Centre culturel Picasso / Festival Les Ribambelles.
Photo en tête : Claire Dosso.