Théâtre Jean-Claude Carrière 27 et 28 novembre à 20h
Six « juré.e.s » en perte de boussole
Faute d'un dispositif bien approprié à son propos, la dernière création de la Cie Tire pas la nappe reste confuse, en dépit d'éclats d'émotion épars
Ambiance poil à gratter, doutes et incertitudes à fleur de peau sur un canevas qui s'effiloche au fil de la représentation. Le maillage grinçant et sarcastique auquel s'agrippent, comme en désespoir de cause, les six personnages des « juré.e.s », dernière production écrite de Marion Aubert, aurait pu faire mouche dans une époque vouée à cette langue de coton qui détricote le réel au profit des tissages sans accrocs et politiquement corrects de la morale bourgeoise ordinaire. Du reste on y attendait sur scène l'auteure elle-même comme une des protagonistes phares de cette pièce au propos politique. Mais, comme dans « Tumultes », dont « Les juré.e.s » constituerait une suite au travail abordé sur la résistance et la montée des fascismes, elle signe également le texte et assiste la mise en scène dévolue à Marion Guerrero.
Propos réactif cette fois et davantage ancré dans l'actualité récente, soit l'arrière-plan des attentats du 7 janvier 2015 et ses conséquences morales sur le vivre ensemble. Y poser la question : «que ferions-nous si, tels des juré.e.s, nous devions juger d'une œuvre condamnée au motif qu'elle outrepasse la liberté d'expression ? », y émane d'une salutaire volonté d'en découdre avec l'hypocrite veulerie qui empêche d'appeler un chat un chat. Ou un musulman un musulman, comme il apparaît dans la pièce. L'entreprise y est de haute volée, pavée de bonnes intentions. Mais sans doute faut-il s'y interroger sur le fait qu'on ne fait pas sens impunément de toutes bonnes intentions, tout comme feu de tout bois.
Justifier l'intolérance
A en juger par la première scène qui ouvre l'action – le podium d'une émission radiophonique aux forts relents de trivialité populiste intitulée « l'humour et ses limites » -, l'horizon de pensée où s'arrime Marion Aubert se situe un tant soit peu en dessous de la ceinture, là où Jonathan, un Limousin à l'indécrottable accent, dégoise à l'instinct sur les ondes une logorrhée raciste, antisémite, homophobe et misogyne, tout autant verbeuse qu'engluée de stéréotypes. « C'est de l'humour », dit-il, et « ça fait du bien après le travail ». Et ce, même s'il entretient, sans craindre le paradoxe, de bonnes relations avec Badara, son « copain noir » et musulman. Tandis que Caroline, son épouse, tenue coite pendant ce temps, parvient à confesser « notre peur d'être des ratés ». Est-ce suffisant pour justifier l'intolérance ?
Le raccourci, où l'on campe la liberté d'expression sur le terreau grossier des campagnes en périphérie urbaine culturellement déshéritées – abonnées dit-on aux oraisons d'extrême droite -, ne manquerait pas de pertinence s'il était par la suite véritablement étoffé pour satisfaire la réflexion.
Pour autant, il s'avère ensuite – rupture de cadre et de décor aidant – que ce prologue un peu long n'était en fait qu'une entrée en matière, une simple « répétition » ; l'explication en sera donnée plus tard au moyen de panneaux indicatifs stipulant une action en trois actes : après la « répétition », « la pièce », puis « le procès ».
Ambiance de télé-réalité
« La pièce », justement, introduit un décrochage de l'intrigue au cours duquel les acteurs présentent leurs personnages – Rodolphe, Judith, Caroline, Jonathan et Badara – bien décidés à « inventer une oeuvre » qui interroge la liberté au prisme de la censure et de l'autocensure. Une position qu'ils abordent dans l'à peu près, soulignant cependant ce fait d'être « des artistes dans l'hébétude », et pour laquelle certains, plus que d'autres, se trouvent fort mal armés. C'est le cas notamment pour Caroline que la moindre référence aux événements », aux « attentas » et autres manifestations verbales de la violence ordinaire, fait hoqueter de plaintes aiguës. Le rire s'insinue au rythme de ses étourdissements vocaux. Où cela mène-t-il ?
S'ensuivent alors d'autres propositions pour traiter le sujet calées sur « terreur racisme et sexualité », puis sur « érotisme et censure » – autres panneaux explicatifs accrochés au décor qui, de podium radiophonique, bascule dans la présentation d'une spectaculaire et pivotante boîte à fantasmes. Elle met au jour des tableaux successifs habités du climat insipide et flamboyant de vulgarité de la télé-réalité. Conçus comme des sortes d'hypertextes, ils manifestent les hantises qui peuplent l'imaginaire des comédiens. C'est alors une mascarade où se confondent, sur le mode déglingué et de pseudo-impro, maculé de blagues grasses, les accès de lucidité innommable et le surgissement d'instants désespérés grimaciers et carnavalesques. Une tendance bien éprouvée du théâtre actuel.
On y trouve ainsi pèle mêle un coiffeur traitant le cheveu comme du poil pubien (sic), une actrice clownesque, face barbouillée de bleu, dévidant un lamento mélo face à la reproduction dite « obscène » de « l'origine du monde » de Gustave Courbet, dont on perçoit mal la pertinence ; outre le surgissement d'une crise où l'injure se décline sur la répétition acariâtre du vocable « trou du cul » balancé à la face de tous – les acteurs se voyant gratifiés du même gracieux épithète. Et ce, tandis que Badara, cloîtré dans une guérite, fait exploser par éclats bouleversés sa cantate de « roi en exil », miné peu à peu par la désillusion et le cynisme ambiant.
Un final mieux senti
Comment faut-il entendre tout cela ? S'agit-il de jeter le bébé avec l'eau de bain ? De renvoyer chacun à sa conscience, comme cela est intimé au public ? De livrer alors simplement sans filet un désarroi surjoué ? Difficile de s'y retrouver. La déconstruction des rôles et des discours du quotidien ne débouchant guère sur quelque clarté, tout cela s'entrechoque et brasse du vent, sans que le sens puisse s'y installer. Le troisième acte du « procès » renverse heureusement la donne – les acteurs s'y affichant plus sincèrement comme histrions capables de sensibilité, sans pour autant donner de leçons. Ici d'émouvants arrêts sur image sur l'autel de la République conçus comme autant de tableaux vivants érigés en monuments à la liberté.
Moins déboussolés, moins en quête d'auteur, moins « juré.e.s » qu'artistes consommés, ils affirment leur vérité qui, elle, passe la rampe en gaieté, tristesse et moment de grâce. Sur ce métier-là, une fois tenus en laisse ses impératifs de spectacle visuel, sonore et gesticulatoire, une fois remisé en modestie le propos politico-social de sa ligne d'écriture initiale, Marion Aubert ne rate pas sa cible.
Une question de fond s'impose après coup : Peut-on réunir, sur une scène de théâtre, la mise en débat d'idées, qiu nécessite une dialectique véritable, et ce qui fait la qualité du théâtre même, soit la prise de positions campées, au risque de la liberté d'expression, pour faire valser l'invisibilité du 4e mur ?
Là où un dispositif de double nature aurait été plus efficace – la tribune d'une assemblée républicaine d'un côté, un plateau de théâtre de l'autre – Marion Aubert et Marion Guerrero choisissent la mascarade explosée d'un point de vue finalement univoque et mal dégrossi, et perdent en qualité de sens ce qu'elles comblent dans la quantité d'effets. Une mauvaise conseillère en la matière qui laisse peu de place à l'interrogation sur le réel, dans sa complexité et ses contradictions. En favorisant davantage le divertissement de postures farcesques téléguidées au détriment de la poésie fugace de son 3e acte qui aurait pu gagner en ampleur, et malgré un texte assez bien écrit, elle glisse sur la pente d'une facilité expressionniste et échevelée qui va, si l'on ose dire, dans le sens du poil de ce qui s'avère à la mode sans prendre suffisamment de risque.
Lise OTT
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« Les juré.e.s », avec Stéphan Castang, Capucine Ducastelle, Gaëtan Guérin, Elisabeth Hölzle et Laurent Robert.
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En tournée : du 9 au 11 janvier à Annecy_Bonlieu Scène nationale. Du 15 au 18 janvier à Nancy. Théâtre de la Manufacture CDN. Du 4 au 6 juin à Montluçon. Théâtre des Îlets CDN