Le Pic Saint Loup
Lui, il est là, impassible, grand chien couché, masse de roc et de forêts basses au coeur de la garrigue. Relief familier aux gens d’ici, repère des planeurs, il veille sur ma maison. Il porte en toute saison un manteau de velours vert foncé, un peu élimé qui laisse apparaître par plaques le gris clair de la roche calcaire qui lui est squelette. Il ne change jamais. A peine un petit frémissement de tendresse dans le vert de ses coteaux au tout début du printemps et quelques fleurs, bien sûr, mais qui sont absorbées par la masse sombre dès qu’on se tient à distance respectable.
A ses pieds, par contre, défilent les saisons. Et en cette belle journée d’automne, c’est à un véritable feu d’artifice que nous assistons, lui, qui est aux premières loges, et moi qui suis grimpée sur son dos. En bas, les pistachiers lentisques et térébinthes se sont lancés le défi d’un concours de couleurs. Tout est autorisé sauf le vert. Alors chacun éclate en teintes chaleureuses, lui, tout de flamme, cet autre jaune poussin, juste à côté d’un pistachier devenu bonze et d’un autre écarlate. Les troncs et les branches, au milieu de ces flammes végétales, apparaissent plus noirs que jamais. Un peu en retrait, mais non sans une certaine élégance, un arbre très grand au feuillage rouge sombre semble ramener un peu de raison à ce petit monde déchaîné. Quant aux quelques chênes verts et aux cades, épars en cet attroupement flamboyant, ils s’accrochent à leur chlorophylle et s’appliquent à rester verts. Peut-être sont-ils les arbitres de la partie ?
A peine un peu plus loin, c’est Noël qui s’annonce aux branches des arbousiers, mille petites boules colorées, orange, vermillon, rouge vif,délicatement suspendues et accompagnées des grelots blancs des fleurs qui ont choisi, par miracle, le même moment que les fruits pour éclore.
Puis le carré pâle d’un champ d’herbes sèches, témoin de l’aridité toute récente de l’été, fait transition avec une vigne qui a décidé, elle aussi, d’entrer dans la fête. Elle va leur montrer à tous ce que c’est qu’une couleur chaude. Véritable festival d’orangés, de rouge cerise et de roses aux airs tyrien, le tout rehaussé d’un délicat ourlet carminé sur le rebord des feuilles ! Et pour paraître plus belle encore, elle se joue de l’obliquité des rayons du soleil d’automne pour inventer dans son feuillage de merveilleuses transparences.
Je m’assieds sur une grosse roche grise dont la surface est parcourue de centaines de rigoles plus ou moins parallèles. Comme des doigts qui auraient glissé en s’agrippant à la paroi et auraient laissé à jamais leur empreinte dans la pierre. Bien calée sur ce puissant point d’ancrage, je goûte de tous mes sens le spectacle multicolore qu’il m’est donné de voir. Ma contemplation pourrait se prolonger infiniment, mais, d’une faille émergeant à la base de mon rocher, s’élève alors une voix un peu sourde qui me dit : « Bien éphémère beauté que tout cela ! Dans quelques jours, le vent et la pluie auront, en une gifle éclatante, balayé cet arrogant apparat… »
Je savais que le pic Saint loup était très vieux. Je sais maintenant qu’il est un peu bougon. Mais je souris, amusée et complice car ses chênes verts me l’ont dit, et les asphodèles aussi au printemps dernier : bien plus que tout autre, lui, le géant de pierre, goûte les changements féconds nés du cycle des saisons.
Je reviendrai le taquiner un peu l’hiver prochain, quand il aura neigé, pour voir la plaine en habit de mariée se prosterner à ses pieds !
SM
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