L’une et l’autre…
(Le Pain)
Au début il y a l’une, brune, sévère, râpeuse, presque verruqueuse, et pourtant attirante, poudrée, comme les belles dames, de farine blanche et fine qu’un souffle léger soulève en un délicat nuage. Elle semble forte, forte d’une maternelle envie de protéger son trésor qu’elle cache au dedans d’elle. Mais on la sait fragile quand la pression d’un doigt peut suffire à la faire se fendre et céder dans un petit craquement de bois sec.
Capable d’adopter toutes les positions, elle peut se mettre en boule et faire le dos rond, marcher à la baguette, s’hérisser d’épis s’il le faut, s’étirer en une longue ficelle mince et gracile, se compacter en un pavé plus ou moins gros, ou même se recourber victorieusement en couronne. Elle sait tout faire ; c’est elle qui mène le bal, attire le regard, impose la forme, témoigne de la cuisson, et vous brûle les doigts au sortir du four.
Et puis il y a l’autre, dedans, pâle, aérienne, docile. Détachée comme du coton dont on s’étonne de la légèreté, ou malmenée en boulettes sous les doigts des enfants ; si douce quand elle est tiède, fondante et délicate. Elle affirme parfois un caractère plus fort, gonflée de céréales ou d’olives ou de noix, arborant sans complexe un teint franchement plus mate, un parfum plus musqué. Quand l’Une se fend sous la lame effilée d’un couteau à grosses dents, l’Autre alors se libère et se lâche, sans pudeur. Curieuse de tout, et manquant parfois quelque peu de tenue, elle va s’acoquiner des délices qui l’entourent, d’un beurre frais, baratté, d’une confiture dorée, d’un miel ensorceleur, d’un pâté d’alouette ou d’un Epoisse qui s’abandonne. Elle va même jusqu’à plonger de tout son long dans une sauce bien grasse pour un bain délicieux.
Certains diront : « je préfère l’une » ; d’aucun plaideront « je préfère l’autre ». Absurdes enfantillages dépourvus de sens profond, quand toute la magie naît de cette fabuleuse rencontre entre la croûte et la mie, de cette complicité parfaite, de ce mariage de toujours, symbole de l’homme et de l’hospitalité, de l’union sacrée du pain. Et, au delà des symboles, qui donc pourrait ne pas craquer, ne pas croquer à pleine dents, sous l’emprise irrésistible de la fascinante et pourtant si familière odeur du pain chaud ?
Sylvie Monpoint*
Oct 2018
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