Le dragon des temps modernes : la Plancha
Le chic du chic, en ce premier quart de XXIème siècle, c’est d’avoir une plancha. Le « barbe-cul » ? Vous voulez rire ? C’est d’un désuet, d’un commun absolument affligeant. Non ! Une plancha, une vrai plancha, la plancha dont tout le monde parle, celle dont on a oublié que, alors simple plaque d’acier, elle accompagnait déjà les pèlerins sur le chemin de Compostelle. Moi qui « balance entre deux âges » et qui ai les deux pieds bien ancrés dans mon époque, j’affirme que la plancha est le dragon des temps modernes.
D’abord, elle doit cracher le feu. C’est sa fonction première, un feu intense, puissant et, si possible modulable. Ensuite, elle doit posséder de solides écailles de métal pour résister aux chaleurs infernales qu’elle génère. Et puis, il faut qu’elle soit grande, immense même. D’ailleurs, quand elle investit l’espace de votre terrasse, elle repousse sans scrupule les pots de fleurs indésirables et autres fauteuils ennuyeux, soulignant ainsi les honneurs qui lui sont dus. Car la plancha, c’est une star. C’est elle qui, dorénavant, va animer votre univers, en constituer le feu purificateur ou destructeur, le nouveau soleil. Je n’invente rien : qu’un couple d’amis vienne à passer sur votre terrasse : « Ô ! Tu as acheté une plancha, c’est formidable. » Ils n’auront pas remarqué l’espèce exceptionnelle de ricin panaché trônant dans un superbe Anduze, ni le papillon argenté posé sur la feuille vernissée du mandarinier. Non, mais ils ont vu la plancha ! Mi objet, mi monstre sacré. Son éclat redouble sous le soleil, le dragon se redresse fièrement. A cela rien d’étonnant ! Avez-vous déjà rencontré un dragon modeste et pudique ?
Alors le monstre sacré est-il à la hauteur de ses ambitions ? Certes oui et il ne viendrait à personne l’idée de remettre en cause sa puissance et son efficacité. Je dirais simplement que la plancha ne se laisse pas dompter sans effort. Comme dans les mythes les plus anciens, il faut l’apprivoiser! D’abord, il y a le temps de la cuisson. Pas si facile, car le dragon crache à tous les vents, surtout si vous lui avez confié des merguez. Et voici votre ravissant petit short blanc constellé d’une myriade d’étoiles orangées. Et puis, en un moment d’inattention, votre épiderme désespérément humain pourrait bien subir la morsure du feu. Vous voici donc très vite paré d’un large tablier et de gants épais, inévitable métamorphose en chevalier des temps modernes. Enfin, il vous faut des armes adaptées. N’approchez jamais un instrument de vulgaire métal du monstre sacré. Il pourrait se cabrer car c’est profanation ! Vous devez vous équiper de spatules spéciales qui caresseront avec douceur sa carapace sans y incruster leur trace.
Enfin vos aliments sont cuits, appétissants à souhait, vos amis vont se régaler, mais vous, maître du feu, sachez-le, vous mangerez froid. Car le monstre a encore ses exigences et la plancha se nettoie à chaud. Alors commence un terrible combat à coup de raclette, de glaçon et de projection d’eau. Vous voici devenu Don quichotte de la plancha à l’assaut des graisses et des sucs qui s’accrochent comme sangsues entêtées sur la surface métallique de votre idole. Et tandis que vous tentez de redonner leur éclat primordial aux écailles du monstre, votre assiette refroidit inexorablement.
Un penseur ironique pourrait évoquer la question de « la matière au service de l’homme ou l’homme au service de la matière ? » Mais il ne fera pas car il sait votre attachement à cette superbe plancha. D’ailleurs, c’est épuisé mais ravi que vous prenez enfin place parmi les convives qui s’empressent de vous vanter les qualités de la cuisson de tous ces mets délicieux. Ah ! Ce moelleux, la température idéale, la tendreté conservée, le non délitement, le non effritement, le non dessèchement et tout cela dans une approche merveilleusement diététique, sans excès de graisse, sans carbonisation, avec juste quelques épices bienveillantes pour harmoniser le tout… C’est le bonheur parfait !
Sept 2012
Sylvie Monpoint
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