© Geraldine Aresteanu

Lise Ott a rencontré Yohann Bourgeois, acrobate, acteur, jongleur et danseur, pour « Celui qui tombe » les 27 et 28 janvier à l'Opéra Comédie / Montpellier Danse. Critique.

 

Yohann Bourgeois, l'émotion déshabillée

(Photo : Géraldine Aresteanu)

 

Salué à la ZAT en 2011 à Montpellier pour la performance de plein air Fugue / trampoline – un spectacle éphémère de quelque 4mn30 -, Yohann Bourgeois était manifestement attendu pour celui qui tombe à l'Opéra Comédie, les 27 et 28 janvier dernier, par un public plus attentif à l'esprit nouveau qui souffle sur les arts du cirque qu'il ne constitue le groupe d'amateurs avertis, défenseurs d'une danse contemporaine exigeante et, pour cela peut-être, jugée élitiste.

Présenté pour autant dans le cadre de Montpellier Danse, dont l'intérêt pour ce qu'on appelle outre Atlantique les performing arts (danse, cirque, théâtre, musique) s'est infléchi en faveur d'artistes ou de performers issus d'autres disciplines que la danse depuis 2005 (et encore, faudrait-il remonter aux premières représentations de Philippe Découflé, dans les années 1980, lui aussi très marqué par le cirque), celui qui tombe a été créé en septembre 2014 dans le cadre de la Biennale de la danse à l'Opéra de Lyon, et bénéficie depuis d'un succès qui ne se démentit pas, eu égard aux dates nombreuses inscrites à son calendrier.

Associé à la MC2 (maison de la culture) de Grenoble et accompagné par la Fondation BNP Paribas pour ses projets, depuis 2012, Yohann Bourgeois a imaginé avec Marie Fonte, mais aussi d'autres partenaires trentenaires qui interviennent dans les créations, une compagnie capable de « maintenir un processus de travail permanent ». Et c'est cet esprit qui en distingue les propositions, en particulier vis à vis de certains chorégraphes contemporains davantage inspirés par une dynamique de projets, reposant sur des interprètes en nombre variable plutôt que sur une troupe permanente, bien que ce ne soit pas la norme. Mais on peut en cela distinguer des créateurs comme Christian Rizzo ou Jérôme Bel, issus du mouvement de la danse conceptuelle et plasticienne d'une part, et Emmanuel Gat ou Angelin Preljocaj, de l'autre, à la tête de compagnies permanentes. Il en résulte souvent un état d'esprit guidé par un certain sens de la famille, mais pas seulement.

 

L'esprit du cirque

 

Si certains s'attachent à percevoir une tendance lourde en faveur de gestes plus fondamentaux, et débarrassés d'affects, dans la danse contemporaine, auprès de créateurs nés à la fin des années 80 (cas de Rosita Boisseau dans son article – le saut redonne du ressort à la danse – paru dans Le Monde, le 27 janvier), on peut être assuré d'une convergence de vues entre eux et Yohann Bourgeois. Grimper, glisser, s'agripper, ne rien faire, se suspendre, et chuter, constituent les six actions phares d'un spectacle qui rafraîchit les idées que l'on peut avoir sur des corps en mouvement dans un espace. Si l'on peut voir en cela des similitudes avec certains modèles sportifs issus du base ball qui ont activé le regard de chorégraphes américains, comme Yvonne Rainer, dans les années 70, il n'est pas interdit de percevoir aussi une gestualité à l'oeuvre sur des terrains composés à cet effet pour tels planchistes avides de sensations. Car ce sont ici des corps qui, tout en se mettant en danger, mesurent leurs évolutions à la possibilité d'être acteurs et figures de l'acteur. Pas seulement équilibristes, acrobates ou capables d'exécuter un duo inspiré par des évolutions vues ailleurs sur des pistes de glace, mais aussi susceptibles de porter un regard humoristique sur eux-mêmes, temps d'arrêt découpant les actions, clin d'oeil à d'autres figures, elles clownesques, inscrites dans une histoire où se trouvent Grock peut-être, ou Jacques Tati. Les pauses qui s'inscrivent alors dans le déroulement des actions ne peuvent être interprétées au même titre que le silence accompagnant l'acmé de prouesses exécutées avec, ou sans, filet, mais plutôt comme des instants prévus à l'instar de syncopes pour instruire la possibilité d'une vision qui se dédouble, et ouvre l'espace de l'ennui, de l'interrogation ou de la distance critique.

De fait, celui qui tombe casse sans doute le concept d'une danse écrite pour la contemplation des idées, fussent-elles guidées par l'abstraction, l'anthropologie ou l'interrogation sur le genre (gender theories), notamment, à laquelle un temps on donna le qualificatif de « non-danse » ; et ce faisant, il affûte les arts du cirque. Formé au Cirque Plume et au CNDC d'Angers, Yohann Bourgeois martèle comme Artaud, son mentor : « c'est maintenant qu'il faut reprendre vie ». Et il le prouve par une sens de la théâtralité, ainsi que par une écriture qui accorde à la progression de numéros dans son spectacle, un statut comparable à telle évolution du cirque balinais cher à Artaud, ou à telle séquence cinématographique détricotant, à la façon dont procède Xavier Dolan, la perception usuelle du temps. Dans Le théâtre et son double, en effet, Artaud défend la perspective d' « une idée physique et non verbale » du théâtre – ce qui peut aussi s'appliquer à Dolan.

La matérialité des créations de Bourgeois s'en trouve ainsi conduite par des éléments extérieurs propices à l'idée physique du corps de l'interprète. Après Fugue / Trampoline, quatre minutes trente de purs rebonds sur un trampolino, celui qui tombe remet sur le tapis une semblable quête de mouvements à l'état pur avec un esprit ludique venu du fond des âges, qu'il aiguise de prise de risque, en usant cette fois-ci d'un dispositif plus remarquable, qui en met plein la vue.

Balançant au centre une scène de bois suspendue, instrument de vertige et d'acrobatie radicale, Bourgeois met en orbite la vision convenue du manège forain sous des cieux poétiques. Activés par la belle image, six danseurs s'arriment à son plateau, en jupette, jeans et tee-shirt joliment colorés, devenue tour à tour nacelle qui tangue et tourbillonne, îlot solitaire, cime escarpée, trapèze volant et balançoire effrayante, dont il faut esquiver les coups. Cet instrument de mise en demeure impose au final de réagir à des forces supérieures, de s'en accommoder, avec un sens aiguisé de la conscience qui n'est pas sans incidence philosophique.

La scénographie des lumières et des sons complète cet horizon dramatique. Entre pleins feux et pénombre, romantisme grand style et sublime pop, entre la 5e de Beethoven, un air de Casta Diva chanté par la Callas, le charme d'un crooner dans My Way, le spectacle tombe pile poil pour déshabiller l'émotion en des lieux – un théâtre à l'italienne – où il est d'usage d'en décliner les fioritures. Que se cache-t-il derrière un tel passage à tabac ? Bourgeois aime à citer des références antiques. Il y a dans tous les cas dans son spectacle le désir de conjuguer l'émotion à une éloquence faite de surprise, d'éblouissement et de frayeur, dont le public est partie prenante, davantage qu'il n'en devient l'analyste confirmé. Partage d'une certaine qualité de présence au monde.

 

Lise OTT

De Visu, article mis en ligne le 10 février 2016

 

De Visu – Le Mag’ – Un artiste, un entretien, une critique

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