Au Treize Vents jusqu'au 12 octobre et du 16 au 19 octobre à 20h
Othello, une pièce de guerre
De la tragédie de Shakespeare, Isabelle Garraud et Olivier Saccomano tirent froidement les filins d'un drame aux sentiments envenimés par le politique – une revisitation réussie de l'air du temps
Noir, implacable et diabolique. C'est un véritable orage glacial qui s'abat sur l'Othello version Isabelle Garraud et Olivier Saccomano, donné à l'ouverture de la saison du théâtre des Treize Vents. Une de ces tempêtes sèche et fatale, dont Shakespeare ne renierait pas la symbolique, et qui ancre le passé dans le présent. Portés par le texte de l'écrivain et de ses sources (le personnage d'Othello a été inspiré à Shakespeare par la personnalité d' Abd El-Ouahed ben Messaoud, ambassadeur marocain à la cour d'Elisabeth 1ère en 1600), les deux concepteurs de la pièce embarquent le public dans une traversée du mythe de l'Othello, ravagé de jalousie, qui débouche sur les rives du post-colonialisme contemporain et du maelstrom économique européen, entre capitalisme marchand et racisme délétère, sur le thème revendiqué de l’Étranger, dépouillé de son identité.
Une tragédie. Le mot est lâché dès le départ par les trois acteurs de la pièce – Mitsou Doudeau, Cédric Michel et Conchita Paz – étreignant, dans une logique triangulaire, les rôles tour à tour inversés des protagonistes d'un complot. Complot économique, complot des sentiments, complot racial qui gangrène le jugement du Maure de Venise, « ce cheval, de Barbarie », selon Iago, son mauvais génie, manipulateur de la cruauté quotidienne.
Dans un dispositif circulaire, rappelant le dénuement du Globe théâtre élisabéthain et activant une scène réduite littéralement à peau de chagrin, qui oblige le spectateur à une proximité de voyeur et de juge, le verbe est roi. Rien n'en détourne l'efficacité mise à nu, ni les quelques accessoires (le mouchoir de Desdémone, épouse du Maure, le poignard sanglant – schlass à déclic phallique), ni la lumière clinique que déversent les six réflecteurs sur l'ambiance noire de la scène des Treize Vents (la salle ayant été exclue du jeu), ni les costumes – pantalons et chemises noires aux résonances maffieuses et scabreuses, sabrant toutes velléités de représentation princière, comme on les a connues dans le temps, au théâtre et au cinéma.
On pense à l’Edward Bond des Pièces de guerre, au Peter Brook sous l'emprise d’Arnaud, à ces revendications ardentes des années 60 du Théâtre-Action – filiations qui justifient le propos des deux concepteurs pour une pièce écrite en 2014 et voulue transportable sur d'autres types de lieux (salles des fêtes, prisons, écoles, centres sociaux). Les comédiens sont acteurs engagés, corps et voix, sans détour ni point de fuite – une présence physique parfois dérangeante en d'incessants déplacements martelés du talon, et quelques éclats vocaux un peu tonitruants. Moins protagonistes d'une pièce de répertoire, que figures désincarnées d'un jeu d'échecs politique et sentimental. Un double cercle vicieux qui saisit le spectateur – jeunes et vieux le jour de la première – mais il y a, dans l'interprétation intelligente et cultivée de l'Othello shakespearien, de quoi penser à l'air du temps. Un point de vue, même s'il n'est pas nouveau, qui brille par sa volonté tranchée de dénoncer salutairement la barbarie.
Lise OTT
– à voir au Théâtre des Vents, ce soir, jeudi 11 octobre à 20h. Également, vendredi et samedi. Puis, du 16 au 19 octobre, même lieu, même heure.